
Il m’a fallu voyager jusqu’au Japon pour comprendre et assister à ce qu’est la profonde réceptivité à la poésie. La France, terre poète, m’avait confrontée de multiples fois, au mieux, à l’écoute courtoise, à la surprise délicieuse, aux silences respectueux, mais jamais à cette vibration de l’âme qui soudain emplie l’atmosphère, ce silence profond, ces larmes … Le texte ne faisait qu’une page, avec de larges interlignes mais pour compliquer les choses il était en français. Il a fallu la traduction simultanée, directe, d’un professeur talentueux et suffisamment poète lui – même pour comprendre mes mots, mes images, mes intentions et les transférer avec autant de force et de réalité dans leur sens. Pour moi l’instant était précieux, je parlais à mes enfants en épousailles et j’écoutais ce texte, si intime et tant écrit avec mon âme, redonné dans une autre langue. J’aurais pu lever la tête et croiser les regards, mais je ne le pouvais pas. Une onde se levait de la salle et montait vers nous comme une marée montante. Je ne pouvais que voir les visages de ma bru et de mon fils, bouleversés (mais le texte leur était destiné) et je posais ma voix à l’écoute du professeur pour ne pas perdre pied moi-même. Je savais que si je levais les yeux, que si je regardais plus loin, plus autour, je ne pourrais plus lire. Comme ces ronds miroirs au creux des temples Shinto la salle renvoyait à l’écoute un silence assourdissant.
Je ne pouvais pas regarder cela en face.
C’était comme une bulle qui gonfle et souffle, une mer qui monte et submerge. Ces gens du Japon sous leur air policé, sous leur posture toute de retenue, ont la capacité de laisser émerger de leur âme la vibration sacrée d’une fusion. Ce n’est peut-être pas un hasard, eux qui cherchent toujours cette perfection ultime dans le geste, cette harmonie puissante qui tente d’équilibrer les mondes. Il suffit de visiter leurs jardins, d’assister à la cérémonie du thé, de découvrir les fresques, de caresser du doigt leur artisanat parfait pour comprendre combien sous les yeux baissés de leur regard se love une âme réceptive. Il n’est qu’à lire le Haïku cette forme japonaise de poésie permettant de noter les émotions, le moment qui passe et qui émerveille ou qui étonne pour en mesurer la réalité. Mais à ce moment-là, je ne mesurais pas tout cela et je pensais pendant la lecture que toute cette vie intérieure émanait de moi-seule et restait invisible aux autres, que fidèles à eux – même ils resteraient dans un silence respectueux. Je baissais mon regard, la pudeur de mes sentiments me poussait à ne les pas montrer (étais- je devenue japonaise ?). Ce n’est que lorsque de retour à ma place, après un long silence de plus, je levais la tête, que je vis tous ces regards tendus vers moi, en larmes, les hommes comme les femmes. Oui, même ces hommes … ces hommes aux voix dures, dont l’ombre se détache encore sur les ailes mouvantes des Samouraïs.
La puissance de la poésie dépasse les barrières, ils furent nombreux à venir l’un après l’autre me faire comprendre comme ils avaient été sensibles et touchés par le texte, eux qui sont connus pour ne pas exprimer de liberté dans leurs affects. Ils me disaient en me montrant du doigt « texte » et traçaient des larmes sur leurs joues avec leurs mains. Alors moi grandie aux sons d’un Baudelaire, Rimbaud, Verlaine et autre Apollinaire je me trouvais confrontée à la plus profonde magie de la poésie, dans un pays si lointain qu’il se trouve de l’autre côté de la terre. La musique passe les frontières mais je l’ai vécu là, la poésie tout autant transcende les cultures et touche au cœur d’un seul trait, soulevant les similitudes humaines, quand elle est entendue d’un peuple à l’âme aguerrie. Il ne s’agissait pas d’arabesque intellectuelle, cela ne se pouvait de par la différence des langues, il s’agissait d’une reliance directe, d’une reconnaissance d’âme à âme, d’une humanité semblable et ce fut un merveilleux cadeau que m’offrirent les Japonais. Car celui qui écrit la poésie la partage, mais ceux qui renvoient le frisson de ses profondes racines lui donnent vie et le Japon m’a donné cette merveilleuse leçon.
Quelle expérience merveilleuse, Sylvie ! Mais ta poésie le mérite ! Bises !
;-))