La Vierge en majesté de Saulzet-le Froid dans le Puy de Dôme est une statue étrange et cette description de Jean Hani à propos des Vierges Noires lui convient tout à fait : « La mère est rigide, sévère, le regard étrange : elle ne nous regarde pas, le regard est comme perdu, il traverse l’invisible ou, plutôt il est le regard de l’invisible qui, sans nous regarder, nous traverse1. » Son visage dégage la même sorte d’énergie que certaines figures oniriques, elle possède une présence silencieuse mais sauvage, sauvage comme la nature. Elle pourrait se mettre à bouger sans surprendre, mouvante comme un ruisseau, un orage, un animal, drainant le savoir des obscures volontés … de la Nature …
Les Vierges Noires sont envoûtantes. Ce n’est pas un hasard si elles posent question, et si de nombreuses réponses furent données, multiples, plus ou moins oiseuses, contradictoires. Comme beaucoup d’entre – nous, elles me fascinent et leur secret me bouleverse. J’ai donc glané ci et là ce qui peut en être dit, et ce qui m’interpelle c’est le lien étrange dans l’espace et le temps que nous pouvons faire entre les Vierges « noires » et l’Amour Courtois, car les deux se sont développés aux alentours du XIIe siècle, dans un espace/temps délimité, comme si une « poussée » d’énergie spirituelle féminine avait été activée. Comme si un Archétype s’était manifesté un peu plus énergiquement et, ainsi, avait « contaminé » plusieurs strates, au même endroit, au même moment.
Pour mieux comprendre cet événement il est nécessaire de définir ce qu’est la « Vierge Noire » et ce qu’est « l’Amour Courtois », ce qu’ils disent de la Femme à une époque devenue unique dans notre histoire depuis mille ans.
Les Vierges noires
Les Vierges noires proprement dites sont des statutaires très particulières. Elles ne sont pas n’importe quelles Vierges, elles représentent une Vierge assise tenant son enfant sur ses genoux. Elles sont habillées d’une sorte de robe à capuche, mi robe mi châle avec de longues manches pendantes. L’enfant est revêtu d’une toge, tête et pieds nus. Elles ne sont pas toutes noires, certaines sont « olive » couleur du bois dans lequel elles sont faites, d’autres sont « blanche » et peintes, ou pas, et lorsqu’elles le sont les couleurs dominantes sont vert, rouge, bleu et or.
Elles sont toutes d’une dimension précise, entre 0.63 et 0.68 mètres. Ces mesures sont aussi celles de la coudée des Egyptiens référentes dans la construction de la pyramide de Chéops par exemple. Le nombre d’or lui –même est de 0.618. Cette dimension n’est donc pas le fruit du hasard, et nous savons que les artistes de l’art roman ne dissociaient pas l’art du spirituel.
Anciennement elles étaient vénérées dans des cryptes, comme celle de Chartres. Cette Virgo Paritua, cette Notre Dame de Sous – Terre, était, avant Marie, vénérée par les druides sur ce même emplacement. Elle fut sortie de sa crypte par l’évêque en 1791 quand il la fit murer. Les révolutionnaires la portèrent au bûcher et c’est une copie que nous pouvons admirer aujourd’hui. C’est j’avoue une expérience étrange que de surprendre une jeune femme, en l’an 2004, se prosternant à la manière des païens devant sa Gloire. La « noire », celle qui trône sous un pilier de la cathédrale date de 1497 et ne fait plus partie des Vierges Noires proprement dites.
Les rites pratiqués à leur encontre ne sont pas « très catholiques », on leur lance du vin, on les frotte, on les habille ….
La Vierge n’est jamais accompagnée, ni accompagnant un homme, elle est comme les déesses pré – chrétiennes, autonome, disponible, libre, forte et en parfaite « complétude ». Il n’est pas difficile de voir comme elle ressemble aux statuaires d’Isis portant Horus sur ses genoux ou encore possède un air de famille avec les déesses – mères observées sur les statues – menhirs comme celle de Saint-Sernin dans l’Aveyron, celle Kermené dans le Morbihan ou encore la Gran’Mère du Chimquière de l’église Saint-Martin à Guernesey qui porterait bonheur et fertilité aux jeunes mariés.
Elles ont aussi en commun que c’est l’image de la mère qui domine au détriment de l’enfant, ce qui laisse identifier qu’au niveau symbolique c’est le « possible » maternel qui est mis en exergue et non l’enfant, comme il devrait se faire dans un culte chrétien. Lorsque je dis possible maternel je veux dire la possibilité physique d’une femme de faire naître un enfant, la possibilité d’une déesse de générer des saisons, mais aussi le pouvoir du féminin spirituel d’engendrer la danse de la vie psychique.
Elles ont les mains plus grandes que la normale avec des doigts de longueur égale. Ici apparaît le symbole du pouvoir « faire » et confirme le point ci – dessus.
Elles sont le Féminin dans toute sa force procréatrice – créatrice – pourvoyeuse de vie et d’un « enfant » en devenir. Cependant leurs mains et leur visage sont souvent « noirs » : noir comme le bétyle, cette pierre noire qui fut ramenée à Rome pour le culte de Cybèle. Noir comme la nuit mère du monde grec, Nyx fille du Chaos et mère du Ciel (Ouranos) et de la Terre (Gaïa). Noir comme le compost d’où germe toute vie. Noir comme les tréfonds de l’espace d’où sourde la lumière …
L’Amour Courtois :
L’éloignement du pouvoir central, le goût du faste, l’influence moins marquée de l’église et le rôle plus important de la femme provoquèrent un changement de société à ce moment du Moyen Âge. Une morale laïque et raffinée s’opposait au pouvoir de l’Eglise et permit aux principaux troubadours d’exprimer à travers des chants poétiques une nouvelle conception de l’amour. Dans cette nouvelle façon d’aimer « la femme inaccessible, est l’objet d’une tension amoureuse et spirituelle, qui n’est jamais satisfaite […] L’amour n’est plus comme dans les premières chansons de geste, un fait secondaire : il devient la raison d’être (réelle ou affectée) de l’existence2. » Paule Salomon de son côté dira : « la femme serait une incitation constante au dépassement, l’initiatrice sur le chemin des hautes vertus, la force civilisatrice et spiritualisante par excellence, la dame salvatrice3. »
La femme est vue « majestueuse », les Vierges sont dites en « majesté ». Ces témoins dénotent une pulsion du féminin spirituel. C’est à la même époque que l’on sculpte ces Vierges particulières et que l’on aime de façon particulière « La » femme. C’est donc au nom d’une histoire et d’une symbolique commune que nous pouvons les rapprocher :
L’origine de Vierges Noires
Les Vierges noires commencent à apparaître à la fin du XIe siècle. La première trace se trouverait dans le Codex Claramontanus de la bibliothèque de Clermont – Ferrand. Il date du XIIe siècle. Elles se développent et perdurent jusqu’à la fin du XIIIe siècle. Après ce sont des copies, des imitations dont le style évolue et les éloigne des canons qui font les Vierges Noires à proprement dites.
Les légendes de leur origine en font venir un certain nombre d’Orient, ramené par un roi (Louis IX aurait ramené celle du Puy) ou tout au moins des croisés. Dans les contrées orientales ils auraient admiré les statues d’Isis et d’Horus, et cette figure si familière à l’âme humaine les auraient séduits au point d’en ramener l’iconographie chez eux. Une autre partie d’entre – elles sont « trouvées » par miracle sur des lieux de cultes pré – chrétiens, dans des arbres, un lac, une fontaine, une source. Certaines sont repérées par des bœufs, ce qui ne fait que confirmer leur lien pré-chrétien. En effet nous connaissons les liens de la déesse primitive et les cultes anciens qui étaient rendus aux Déesses, près et dans des sites naturels, mais tout autant nous connaissons le lien immémorial de la déesse et du taureau !
Elles ont donc deux origines, orientales et natives pré-chrétiennes.
L’origine de l’Amour Courtois
Henri-Irénée Marrou4 fait de Guillaume IX d’Aquitaine (1071-1127), grand-père d’Aliénor, le précurseur de l’Amour Courtois. Il dit que son activité poétique naquit après la croisade qu’il mena en Orient et son séjour à Antioche (1101-1102), qu’il serait le troubadour et le premier poète à écrire en langue d’oc la poésie lyrique inspirée de poètes arabo-andalous. Cette hypothèse ne peut pas être totalement écartée, même si les magnifiques déclarations faites par les troubadours que furent Marcabru, Cernamon ou Bernard de Ventadour, puisent aussi bien leurs sources dans l’esprit de la littérature « celtique », et donc native, dont Aliénor d’Aquitaine se fit la grande mécène. C’est à l’époque d’Aliénor que furent produites les retranscriptions des Chevalier à la charrette , ou encore Chevalier au lion , toutes ces traces des contes celtiques hérités des plus anciens mythes de nos contrées. C’est grâce à cette résurgence qu’ils ont pu nous parvenir et le Roi Arthur n’est pas le moins connu ….
C’est-à-dire que, là aussi, nous trouvons une source « orientale » et une source « native ».
L’image du Féminin
Si les origines historiques sont étrangement similaires, l’image de la Femme véhiculée est tout aussi évidente. Il s’agit d’une Femme « majestueuse », (et les Vierges Noires sont dites « Vierge en Majesté ») porteuse d’une grande spiritualité, rayonnante sur le monde et génératrice de vie (couleurs et or), tout en étant détentrice du secret de la mort (noir). Les Vierges noires par leur visage et leurs grandes mains, noirs, signent leur appartenance au monde de l’obscur d’où le soleil émerge, et les Femmes aimées peuvent entrainer l’Amoureux sur des chemins mortifères dont elles ont le secret. C’est ainsi que Bernard de Ventadour chantait : « le seul bien que j’ai d’amour, c’est une mort lente5». Mais tout aussi bien, inexorablement, elles provoquent en lui la plus grande aspiration et la joï ressentie.
C’est comme si dans la tête, et dans le cœur de ces chantres de l’amour la Femme siégeait sur un trône, disponible (vierge), souveraine (certaines vierges noires portent des couronnes) et détentrice du pouvoir sur la vie et la mort. Ce Féminin en majesté qui s’expose et se trouve glorifié sous les traits des Vierges Noires, est de même source que la Belle Dame aimée sur un mode « spirituel ». Il n’est qu’à lire Tristan et Iseult pour comprendre la nature amoureuse de ce lien, au-delà de la vie et de la mort.
C’est à la même époque que se font les dévotions à ces Femmes Royales, assises sur un trône, et ces « chants » de troubadours « enamourés ».
La psyché humaine ne peut totalement occulter cette réalité faite femme qui sourde régulièrement en des points précis de la spiritualité, comme dans l’éclosion de manifestations artistiques. Ce féminin, « cette matrice, là où se tient et se joue le mystère du monde6 », ce gouffre noir où siège le rubis du sacré, cette face obscure et ce trône carré, ce soleil en diadème et ce fruit de lumière, nous hante toujours, et c’est lui que nous allons cueillir à la dévotion des Icones de bois, comme au chant des troubadours.
1) Jean Hani, La Vierge noire et le mystère marial, Trédaniel, 1995, p.17.
2) D. Boutet et A. Sturel, La Littérature française du Moyen Âge, PUF, 1978, p. 26.
3) Paule Salomon, La Femme solaire, Albin Michel, 1991, p. 251.
4) Henri-Irénée Marrou, Les troubadours, Seuil, 1971.
5) Bernard de Ventadour Pour oublier mon malheur, il faut que je chante
6) Florence Quentin Isis l’Eternelle, Albin Michel, 2012, p. 127.
© Sylvie Verchère Merle octobre 2015
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