La mythologie et plus exactement la lecture des versions successives des mythes, nous permet d’observer le changement des mentalités, des croyances, et des tendances psychiques qui les a portés. Par exemple la lecture des différentes versions des mythes sumériens, akkadiens ou grecs permet d’observer clairement la lente désacralisation du féminin*, sa relégation à un statut inférieur, soumis, sombre, et pour finir démoniaque. Ainsi pouvons-nous observer que les premiers chants radieux dédiés à Inanna laissent peu à peu la place aux lamentations d’Ishtar. De déesse flamboyante elle devient au fil des récits la « prostituée » du Roi puis le monstre de la nuit. La Déesse est toute puissante dans les inscriptions que Champollion déchiffra sur le fronton du temple qui lui était dédié à Saïs : « je suis tout ce qui a été, tout ce qui est, et tout ce qui sera » pour terminer par se lamenter dans les Chants de Gasan-gal :
« Je suis la Souveraine, mais à mon temple E-nun-kug, à ma demeure de seigneurie,
L’Eternité de son règne, pour moi, n’a pas été donnée !
Il passe devant moi, dans les lamentions et les larmes !
A cause du temple, lieu d’euphorie où se tenaient les Têtes Noires
Loin de ces fêtes, leur fureur et leur détresse redoublent.
Devant cette Tempête écrasante, sur mon temple, lieu de bonheur
Sur mon temple saint ruiné, on ne jette plus les yeux !
Le cœur déchiré, des lamentations de douleur. »
(Chant III)
Après avoir été la Reine du Ciel et de la Terre, elle devient tout d’abord la « parèdre », la « prostituée », puis peu à peu le démon, le serpent perfide, l’ombre et la dévoreuse. Cette démonisation ne semble pas avoir totalement aboutit dans la refonte des mythes Egyptiens ou Japonais. Isis, bien que devenue la femme « de» Osiris ne se retrouve pas tel un ange noir déchu et Amaterasu au Japon retrouve le trône de son ciel. La mythologie des Celtes conserve aussi de nombreuses figures féminines maintenues et reconnues dans leur souveraineté et leur autonomie, telle Etaine renouant avec sa part solaire dans les bras de Midir1 ou Mebd reine en son royaume dans la Razzia des vaches de Colley. Cependant quelques-unes nous démontrent que cette démonisation fut à l’œuvre et put dans certains cas, certains lieux, aboutir. Les souffrances de Macha en Irlande et le conte de Blodeuwedd au Pays de Galles en sont de parfaits exemples. Dans le Mabinogi gallois le schéma suit la trame identifié dans les mythes sumériens de la désacralisation du féminin, de son « formatage » en femme servile, jolie, faire – valoir, sans cervelle, sans autonomie, et par évidence répondant aux dictats du patriarcat « d’être vierge puis fidèle ». Il continue sur la révolte du féminin, sa tentative d’émancipation, sa défaite et pour finir sa démonisation.
Le Féminin sacré est dans un premier temps violenté, abusé (Arianrhod doit sauter par-dessus une baguette pour attester de sa « virginité ») dans le but de lui extirper le pouvoir de force. Ce n’est plus le Féminin qui octroie au roi « l’amitié de ses cuisses », comme il était de coutume (toute symbolique soit-elle) dans la Tradition des Celtes et tout aussi bien (concrètement) à Sumer, mais le roi qui prend possession du Ventre.
Le Féminin avide de vengeance, en colère, en révolte, refuse de reconnaitre les fils issus de ce viol qui ne peuvent que suivre le nouveau chemin tracé par le patriarcat. Eux –même n’auront que le choix de s’engouffrer dans la mort et l’oubli, tel Dylan rejoignant les Océans maternels, ou Lleu « éduqué » par « le » druide. Ce rejet de l’enfant du patriarcat par la mère divine se rencontre dans différents mythes que nous aurons l’occasion d’étudier ultérieurement.
La Divine écartée les « hommes » fabriquent un féminin utile à leurs dessins, une femme qu’ils « créent » avec des fleurs, dépossédée de ses prérogatives et de son autonomie, de son essence originale : Blodeuwedd. Lorsque Blodeuwedd prend un amant elle se comporte en femme adultère, pécheresse, mauvaise, suivant les critères patriarcaux, alors qu’en définitive elle ne fait que tenter de retrouver le chemin de son Essence sacrée. Comme dans les mythes de Sumer l’homme sauvage, le « green man », Enkidu, ici l’amant de Blodeuwedd, le chasseur, représente la possibilité, la tentative de renouer avec Sa Nature, restaurer son royaume et sa légitimité. Nous pouvons nous attarder sur un passage qui jusque-là peut sembler très obscur. Nous savons par les textes irlandais que les ébats amoureux de La Morrigane et du Dagda se passent au gué d’une rivière : « Le Dagda avait une maison dans le nord. Il avait cependant rendez-vous de femme cette année-là, à la fête de Samain de la bataille à Glenn Etinn. La rivière Unius de Connaught y gronde au sud. Il vit la femme en Unius en Corann, se lavant, l’un de ses deux pieds à Allod Echae, c’est-à-dire Echumed, devant l’eau au sud, et l’autre à Loscuin devant l’eau, au nord. Elle avait neuf tresses libres sur la tête. Le Dagda lui parla et ils firent une union. Le Lit du Couple est le nom de l’endroit à cause de cela.2 » Passage symbolique d’un lien entre deux rives, de deux fonctions pouvant se rejoindre « au bord de l’eau ». Dans le Mabinoggi la situation « au bord » de la rivière représente la possibilité de tuer Lleu car pour pouvoir le tuer : « on devrait me préparer un bain au bord d’une rivière … 3» puis un pied de chaque côté, l’un sur un bouc l’autre sur une cuve, il pourrait être abattu. En quelque sorte tenter de réinstaurer le lien d’amour et de reconnaissance de l’autre dans son intégrité majeure représente effectivement la possibilité unique de couper court à la montée du mouvement patriarcal car il permettrait la restauration d’un Féminin Sacré dans son entière émanation.
Comme dans tous les mythes où la démonisation est aboutie (Mélusine, La ville d’Is etc.) le Féminin se retrouve exclu, égaré, éloigné, relégué dans les nuits sombres, dragon, sorcière, monstre. Ce féminin qui durant des milliers d’années caracolait accompagné d’un lion flamboyant, d’un taureau majestueux se retrouve alors, esseulé, sous la forme d’une chouette, d’un hibou de malheur.
L’épisode du Mabinogi nous livre des précieux renseignements sur les mystères de la Déesse, ses atours, ses magies, sur l’appropriation faite par les mages du patriarcat, mais un article ne suffira pas pour en faire l’étude et ce sera le thème d’une étude ultérieure.
Quoiqu’il en soit nous avons sous les yeux les trames d’un changement graduel de société, y compris dans la société celte qui fut une des moins touchée par l’invertion. Nous avons aussi des indications précises sur l’impact de ces postures psychiques et sur les méandres de notre âme qui virevolte, subie, se rebelle ou cherche les chemins de son Essence. Les pistes qui mènent aux sources du Féminin sacré se révèlent douloureuses et sombres, cependant elles mènent toutes en un lieu de joie, de vie, un Sydhe, une île aux Pommiers … Et ce lieu aux Arbres sacrés de la Déesse nous le trouvons de Sumer à la Grèce, de Catal Höyük à l’Irlande …
- Françoise Gange, Les Dieux menteurs
- Sylvie Verchère Merle, Le Féminin solaire dans la mythologie, Du Cygne, 2016.
- Guyonvarc’h, Textes Mythologiques Irlandais, Ogam Celticum, I, 1, P. 53.
- Y. Lambert, Les Quatre branches du Mabinogi, Gallimard, P. 114.
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