Le sage, le savant, se promène le visage lisse et silencieux. Droit – e sur le tronc de sa colonne vertébrale, sa bouche reste close. Son regard semble perdu au loin d’un horizon inatteignable pour le commun des mortels. Il peut aussi se figurer sous la forme d’un être assis en tailleur, mais le silence et le regard lointain, ou parfois les yeux clos, sont toujours là. Tout son être semble dire « je sais et je n’ai plus rien à apprendre ». Il serait intéressant de savoir d’où nous vient cette croyance de la posture qui signifie la sagesse, car si nous observons les processus d’individuation, si nous observons les mythes, cette figure du sage n’apparait pas, bien au contraire.
Lors des processus d’individuation, tel qu’il peut être observé dans les rêves, la psyché passe par le noir, puis le blanc, enfin le rouge. Le chemin est terrifiant, difficile et demande beaucoup de courage, de mouvement. D’ailleurs, le vécu, s’il est « vrai », ne se cantonne pas à l’observation, il se vit aussi avec la chair, les émotions et le sentiment. Marie Louise von Franz explicite clairement qu’un rêve éveillé est un rêve éveillé si l’on peut lire les réactions émotionnelles sur le corps du rêveur, s’il est entièrement impliqué, de tout son être, dans ce qu’il « vit ». S’il s’agit de rêves nocturnes, nous nous réveillons enthousiastes, éblouis ou terrifiés. Il s’agit en quelque sorte de vivre avec son âme, donc ressentir dans son âme, dans son cœur et – dans sa chair. A ce moment-là nous savons, donc nous sommes « sages », mais nous savons que nous apprenons et que le savoir, le « ça voir », est un chemin, non un aboutissement. D’autre part, ce processus du passage du noir, au blanc, au rouge, savamment imagé par les alchimistes[1], et émergé des rêves[2], qui signale un processus en cours, démontre effectivement des phases de solitude, d’éloignement du monde extérieur pour mieux se recentrer sur le monde intérieur. Le passage au noir, au blanc, sont des expériences que l’on vit seul face à face avec la multitude de son âme. Cependant l’œuvre au rouge est bien différente, elle ramène et confronte le nouveau Moi en construction au monde extérieur[3]. Elle semble comme un réajustement de l’être au monde qui est le sien, ici et maintenant. Ce rouge qui signe la vitalité est aussi la couleur de la passion et du sang, ne peut se passer de la chair, de la confrontation avec l’autre, les autres. Il ne s’agit pas d’être bataillant aux Daïmons de notre Ombre ou perdu en haut de la Montagne, mais de retenter la danse d’Eros (le lien) et du Logos (le verbe). Ainsi ceux arrivés à l’œuvre au rouge ne seront ni silencieux, ni distants, ni isolés, ils seront partie intégrante du cosmos, du monde et de l’humanité.
Sans aucune surprise il en est de même dans la mythologie.
— « Il me semble qu’à cause de ma retraite Plaine du Ciel doit être sombre, ainsi que la province centrale de Plaine de Roseaux, toutes deux plongées dans les ténèbres. Pourquoi dès lors autant de joie ? Et comment Céleste alarmante peut-elle être si gaie ? Comment les 800 Supérieurs assemblés peuvent–ils rire ainsi aux éclats[4] ? ». »
Aucun mythe, à ma connaissance, ne se termine par « et heureux, rempli de savoir, il se retira seul, sur la montagne, regardant le monde dans un silence de pierre ». Lorsque la solitude (la distance), apparait c’est toujours un passage difficile, un isolement passager, de recueillement ou de clarification, ou encore un bannissement douloureux. Ce dont parlent les mythes – ce que font les dieux – c’est de chutes, de batailles, de confrontations, de mouvements incessants. Lorsqu’ils finissent mal c’est l’isolement, l’éloignement et très souvent la mort. Lorsqu’ils finissent bien ce sont les retrouvailles, les festivités, l’union, le Hiérogamos[5], la joie !
Etaine embrassa Eochy et lui dit :
— « J’ai comblé cette année de joie pour toute une longue vie et ce soir tu as entendu la musique des Cieux. Et des échos de cette musique resteront toujours dans les cordes de la harpe des chanteurs d’Irlande. Et toi, tu ne seras jamais oublié aussi longtemps que le vent soufflera et que l’eau coulera, car Etaine, qui est aimée de Midir, Etaine t’aime[6] ».
L’étape attendue est une explosion de joie. Ainsi sur le chemin de l’apprentissage nous pouvons soit mourir, soit expérimenter la joie. Le dieu ou la déesse vainqueur expérimente la joie. L’Archétype incarné, acté dans ses attentes se manifeste dans la joie. Dieu et déesse, Animus et Anima : « ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants ». L’alchimie ne pointe-t-elle pas sur le mariage intérieur du Roi et de la Reine ?
Nous pouvons tous, à un moment de notre vie, expérimenter la joie. Nous pouvons aussi mesurer combien elle ne dépend pas de notre bon vouloir, de notre volonté, mais d’une émergence incontrôlable surgit des profondeurs de notre âme. Nous ne pouvons pas faire semblant d’être joyeux, c’est la chimie d’un processus en cours. Instants bénis où l’on a envie de rire, de chanter, de danser, de donner la main, de serrer sur son cœur, l’autre, les autres, tout autant que les fleurs, les arbres, les étoiles. Ces instants là nous nous sentons forts, entiers, complets, remplis, et tout être joyeux rayonne tout autour. N’est-ce pas le signe que « quelque chose » en nous s’est uni ? N’est-ce pas là le signe d’un Hierogamos intérieur qui s’incarne, que les opposés de sont mis à danser ensemble, que les clivages sont dépassés ? Que l’Ombre s’est clarifiée et a trouvé sa place d’épouse, que la lumière émerge et se glisse dans les méandres de la matière dense ? Nous pouvons alors incarner en conscience ces instants de félicité fugitive ou mieux encore avoir le courage de travailler le noir, et le blanc, puis incarner dans le rouge la joie, parfois explosive mais toujours à l’affut, sous-jacente. Cet état de grâce réenchante le monde, on ne peut que sourire et tendre la main, pour avancer toujours et apprendre encore.
Sortis des ornières qui limitent notre vision, nous pouvons voir alors le sage sourire et rire, taper du pied, pendre les mains, écouter sans relâche, dodeliner de la tête, s’enthousiasmer[7]. C’est alors qu’il peut sembler « fou », danser comme un cabri, à rire comme un enfant, et son rire envoûte notre âme tel un Logos hystéricos, ses mots de joie percent la brume de notre âme par l’épée flamboyante, Logos spermaticos. L’émotion et le verbe sont au rendez – vous, voilà l’union sacrée des dieux et des déesses, de la conscience et de l’inconscient, du masculin et du féminin.
[1] Carl Gustav Jung, Mysterium coniunctionis
[2] Voir le site d’Ariaga : http://www.jung-reve-alchimie.fr/ariaga-ecrits-jung/reves-et-alchimie/
[3] Bertrand de la Vaissière, Le travail des rêves, E. Du Dauphin.
[4] Kojiki, La caverne céleste, déesse Amaterasu
[5] Mariage sacré
[6] La Courtise d’Etaine
[7] Le mot enthousiasme (du grec ancien : ἐνθουσιασμός enthousiasmós) signifiait à l’origine inspiration ou possession par le divin ou par la présence d’un dieu ; le terme sous-entend une communication divine.