La mort sacrificielle du masculin ne date pas du Christ. Avant, bien avant, Marija Gimbutas identifie deux types de figures masculines trônant, « l’une celle d’un homme jeune et fort au sexe dressé ; l’autre, celle d’un très vieil homme pacifique. Les deux types appartiennent sans doute l’un et l’autre à la succession des images d’un dieu de l’Année. Le premier, débordant de virilité, exprime le réveil de la nature ; l’autre symbolise la nature qui meurt[1]. » Ces sculptures datent de plus de 5000 ans avant notre ère et représentent des dieux « de la fertilité dont la fonction est d’aider la Terre vierge à sortir du monde souterrain au printemps ou de stimuler les forces de vie en général et en particulier la croissance des plantes[2]. »
Nous connaissons aussi les fils – taureau, célébrés, sanctifiés. Les fils – amants de la déesse sumérienne, épousés, sacrifiés à la nouvelle royauté, un roi en remplace un autre. Jusque-là le cycle de vie, mort, renaissance, est signifié par une tristesse, mais aussi par une acceptation du rôle et de la fonction royale. Les vieux rois sont tristes, mais ils laissent la place au fils. La vitalité de la nature est alors régénérée, revivifiée, sans violence : nul signe de violence dans les traces archéologiques les plus anciennes.
La colonisation du Croissant Fertile, puis de l’Inde, puis de toute l’Europe par les tribus Indo- iraniennes guerrières et patriarcales, attestées par les différentes études dont, par exemple, celles de l’abbé Jean Antoine Dubois (XVIIe), puis Max Müller (XIXe) , ou Marija Gimbutas[3] (XXe), garde le schéma archétypique, mais la mort sacrificielle devient plus sanguinaire, cruelle et procède à un retournement de situation du féminin. L’Archétype est en marche et nous retrouvons le retournement des Figures mythiques tout autour de la terre, ainsi que les pratiques humaines qui s’y rattachent. Nous est resté de cette époque de transition le mythe d’Osiris, mais aussi tout un ensemble de contes et de légendes esquissant toujours la mort rituelle du masculin.
Si dans les plus tardifs, la mort rituelle apparaît toujours, elle n’aboutit plus à la régénération du monde. Deux exemples font état de cet échec, la pendaison d’Odin dans la tradition nordique et la putréfaction de Lleu dans les mythes gallois. En effet, les schèmes les plus archaïques montrent un masculin qui épouse le féminin, puis meurt, emporté dans le giron matriciel de la Grande Mère. Il renaîtra de ce même giron dont la fonction psychopompe permet de le ressusciter. Dans le parcours mortifère, devant la blessure sacrificielle c’est, dans les plus vieux mythes, le féminin, qui préside à la guérison et à la renaissance. C’est ainsi que l’on peut voir dans les textes sumériens, la déesse Ninhursag « assise sur le sexe » d’Enki en train de le sauver d’une mort certaine. C’est Isis qui sera l’actrice de la métamorphose d’Osiris, c’est Psyché qui fera les corvées pour retrouver un Éros revivifié. Dans le cas d’Odin, qui s’est approprié tous les pouvoirs, il « meurt » bien, accroché pendant 9 jours et 9 nuits à son arbre (pourtant symbole de la déesse), mais s’il en retient les secrets des Runes, ne renaît pas sous une nouvelle forme ou un nouvel état. C’est la même chose pour Lleu qui en cours de putréfaction dans un arbre (toujours ce symbole de la déesse) ne peut aller jusqu’au bout de sa métamorphose. Alors qu’une Truie, (elle aussi symbole de la déesse) mange les lambeaux de sa chair permettant de le métamorphoser, un « druide » fait semblant d’être féminin, accueille Lleu dans son « giron » ! Cet acte manipulatoire ne permet pas à Lleu de renaître, d’aller jusqu’au bout de l’initiation qui aurait fait de lui « un homme nouveau ». Au fil de ces mythes, nous le voyons, le féminin est de plus en plus spolié de sa fonction et de sa puissance et le masculin soumis à de plus en plus de violence. Bien entendu, il ne s’agit pas d’homme et de femme, mais de masculin et de féminin, en quelque sorte ce problème nous concerne tous intérieurement, sous la forme Animus, Anima, et des répercussions visibles sont clairement identifiables dans notre monde moderne, malgré la mise en
garde de ces mythes.
Le Christ se situe dans cette même thématique.
Le féminin est bien là lorsque la mort frappe, il verse des larmes, comme le fait la déesse Innana la sumérienne auprès de l’époux agonisant. La Mater Dolorosa porte son fils mort sur ses genoux, devant son « giron » et non pas « dans » son giron. Le fils meurt et Jean nous dit ce qui s’est passé ensuite :
Jean 20, 11-17 :
« Cependant Marie se tenait près du sépulcre, en dehors, versant des larmes; et, en pleurant, elle se pencha vers le sépulcre; Et elle vit deux anges vêtus de blanc, assis à la place où avait été mis le corps de Jésus, l’un à la tête, l’autre aux pieds. Et ceux-ci lui dirent: « Femme, pourquoi pleurez-vous? » Elle leur dit: « parce qu’ils ont enlevé mon Seigneur, et je ne sais où ils l’ont mis. » Ayant dit ces mots, elle se retourna et vit Jésus debout; et elle ne savait pas que c’était Jésus. Jésus lui dit: « Femme, pourquoi pleurez-vous ? Qui cherchez-vous ? » Elle, pensant que c’était le jardinier, lui dit: « Seigneur, si c’est vous qui l’avez emporté, dites-moi où vous l’avez mis, et j’irai le prendre. » Jésus lui dit: « Marie! » Elle se retourna et lui dit en hébreu: « Rabboni ! » c’est-à-dire « Maître! » Jésus lui dit: « Ne me touchez point, car je ne suis pas encore remonté vers mon Père. Mais allez à mes frères, et dites-leur: Je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu, et votre Dieu. » »
Tout d’abord, dans le jardin, Marie Madeleine prend Jésus pour le jardinier. Nous sommes « dans le jardin ». Dans les mythes plus anciens et en particulier dans l’histoire d’Enki et Ninhursag le Jardin s’appelle Dilmun, et c’est le dieu Enki qui l’a offert à la déesse. C’est le jardin des délices et de l’union sacrée, du coït originel, du hiérogamos. Le jardinier est en quelque sorte l’équivalent de l’Homme Vert, ce personnage sacré que l’on peut observer sur les parois des grottes de la préhistoire, dont nous avons parlé, aux piliers de la basilique romane de Saint Benoit sur Loire. Masculin, roi du règne végétal, qui naît et qui meurt, gardien des animaux, de la faune et de la flore, un Kernunos, un Pan, un Sylvanus, un Merlin. Il est le compagnon et l’amant naturel de la déesse et Elle n’aura de cesse de Le retrouver. Déjà sur les tablettes de Sumer nous pouvons « lire la strate originale qui présente Enkidu comme le héros dépêché par la Déesse pour vaincre l’usurpateur (Gilgamesh), et ramener la paix dans la ville […] Cette paix sera rétablie si Enkidu parvient à éliminer l’intrus, selon l’antique rituel des rois temporaires sacrifiés par leurs remplaçants[4]. » Enkidu est l’homme vert, il vit dans la forêt avec sa harde, en amitié avec les animaux, « son origine est dans la Montagne ; ses bras sont puissants comme une force céleste[5]. » De même, à partir du XIIe siècle, les Mabinogion nous racontent que lorsque Blodeuwedd, façonnée par les hommes, n’en peut plus de sa condition (elle s’ennuie, son roi est souvent absent et ne s’occupe pas d’elle) elle tombe amoureuse d’un chasseur, somme toute un homme sauvage. Dans le texte nous l’imaginons, sentant le bouc et la forêt. Elle veut renouer avec sa nature sauvage et n’être plus guidée par un masculin « castrateur » (d’Animus), mais par un masculin aimant, naturellement aimant. L’idylle va capoter, le Green Man y laisser la vie, comme elle y laisser son âme. Et encore au XIXe siècle le folkloriste Alexander Carmichael recueilli et compila un ensemble de prières, hymnes, charmes, incantations, bénédictions et poésies de la tradition populaire orale de l’Ecosse sous le titre de Carmina Gadelica. Les traces d’un culte à une grande Déesse primordiale et de son comparse aimé l’homme vert y figurent encore :
Ô douce Déesse, écoute ma prière,
Accorde-moi Ton attention,
Laisse mes incantations et mes charmes
Parvenir jusqu’à Toi. Viens à moi,
Ô puissante Mère de tous,
Pour me protéger, moi Ton enfant ;
Ô grande Reine de la Vie,
Ensemble et avec l’appui
Du Seigneur du Bois Sauvage,
Ton fils et Ton amant,
Pour me protéger en Ton pouvoir,
Toi douce Déesse
De la plus pure et plus noble beauté.
Christ est mort, il renaît donc dans le Jardin originel, il est par évidence le jardinier. Mais lui, au lieu de s’élancer vers elle, de l’enlacer et de lui dire « oui c’est moi, unissons – nous » il met de la distance, il l’appelle « femme ! » C’est un premier sacrilège envers le féminin qui n’est pas reconnu, il est globalisé, objetisé. Pourtant il sait bien Qui elle est (Avatar de la Grande Déesse régénéré) puisque devant son incompréhension il se décide à l’appeler par son nom « Marie », enfin celui qui est aussi celui de sa Mère, il ne dissocie pas, ne peut aller de la mère à l’épouse. Sur le plan psychique et spirituel le Christ n’est pas un jardinier. Pour le masculin, l’homme, le chemin de l’individuation, de l’initiation, est le chemin parcouru de la mère, qu’il doit quitter, à la bien –aimée, qu’il doit « épouser ». C’est le chemin qu’il doit parcourir pour rejoindre son Anima. C’est aussi une première confusion injecté dans la psyché féminine : « femme tu ne peux être que Marie, la Mère, tu ne peux pas être « La » Femme ». Puis Jésus fit le contraire de ce que faisaient les anciens dieux aimants, s’unissant voluptueusement à la déesse, quand elle disait :
Tu avais posé ta main droite sur ma vulve
Ta gauche caressait ma tête
Ta bouche se pressait contre ma bouche
Contre ta bouche mes lèvres se pressaient [6]
Il dit à Marie Madeleine « Ne me touches pas ! » Pas d’Éros, pas de lien, pas d’union, pas « d’amour ! », pas d’amour entre le masculin et le féminin. L’amour il est pour le « Père » ! Au lieu de générer un nouveau possible, de devenir lui – même une entité qui pourra devenir à son tour un père, il réintègre le Père. Il reste le Fils du Père et ne s’initie pas à l’aventure de la vie. Sur le plan psychique c’est, en quelque sorte, une régression. Il est donc un dieu qui meurt sans mourir, l’initiation n’est pas complète, tout comme pour Lleu, tout comme pour Odin. Pourtant Ninhursag l’avait dit, « c’est aux déesses d’accoucher[7] » … Le Christ est bien passé de la Mater Dolorosa, pleurant sur le corps de son « fils – amant » mort, il est bien ressuscité devant le Féminin rayonnant dans le Jardin, mais il a fermé la porte, et s’en est retourné vers le Père. Il ne reste plus qu’au féminin de monter au ciel en tant que Mère et disparaître des textes en tant que Féminin, femme. Au féminin de souffrir dans nos âmes, au masculin de se faire écorcher vif. Animus est blessé, Anima pleure sur son rocher.
[1] Marija Gimbutas, Le langage de la déesse, des femmes, 2005, p 207.
[2] Marija Gimbutas, Le langage de la déesse, des femmes, 2005, p 205.
[3] Thèse des Kourganes
[4] Françoise Gange, Avant les dieux, la mère universelle, Alphée, 2006 ; p 172.
[5] F. Malbran – Labat, Gilgamesh, Tablette 1, p 160.
[6] Françoise Gange, Avant les dieux, la mère universelle, Alphée, 2006, p 73.
[7] Pierre Jovanovic, Le Mensonge universel, Le Jardin des Livres, Kindle, emplacement 444.