Le serpent a toujours accompagné le féminin. Ses représentations « sont connues dès le Paléolithique supérieur et se poursuivent au Mésolithique et au Néolithique[1]. » Ces formes serpentines feront, dès le Néolithique, place à une Déesse-Serpent invariablement représentée assise en tailleur, avec des bras et des jambes vaguement humains mais ressemblant surtout à des serpents.
Il en est ainsi dans un des temples les plus anciens que nous connaissions, Göbekli Tepe, fouillé par Klaus Schmidt. Dans ce site, dont le nom signifie « nombril » ou « ventre », il décrit le serpent comme l’animal le plus représenté. C’est donc dans la montagne ventrue, dans le ventre de la terre mère, que fut construit ce magnifique lieu de culte où fourmillent des serpents.
Dans les couches plus récentes du lieu, les archéologues ont découvert des représentations féminines. En particulier une sculpture de femme dont « la forme de cœur renversé donnée à la tête de la femme ne pose pas de problème particulier d’interprétation. Il s’agit soit d’une chevelure crépue pendant de chaque côté de la tête, soit, éventuellement, d’une tête d’animal, peut-être d’une tête de serpent[2]. » Il ne s’agit pas d’une extrapolation mais d’une observation concrète du lien tenu entre le féminin et le serpent : le serpent est l’énergie de la Déesse.
Déjà présent durant la préhistoire, le serpent est toujours là durant l’antiquité et il est toujours divin, sacré. Il était si important que Strabon[3] parle des temples sous le vocable de draconia(i), c’est-à-dire « maisons du serpent ». En 1864 Jean-Christian-Marc Boudin écrivait que ce culte « a été sans contredit un des plus répandus dans l’antiquité. On le constate en Egypte, dans l’Inde, chez les Perses, les Phéniciens, en Grèce et à Rome, il a joué un rôle considérable au deuxième siècle de notre ère dans la secte des Orphites ; on l’a trouvé au seizième siècle en Amérique ; de nos jours, il continue en Asie, en Amérique, en Océanie et dans une grande partie de l’Afrique[4]. » A propos de l’Egypte ancienne Philarque dira que « Nulle part le serpent n’a été adoré avec tant de ferveur ; jamais peuple n’a égalé l’Égyptien dans l’hospitalité donnée aux serpents ».
Jean-Christian-Marc Boudin cite M.G. des Mousseaux qui atteste que le culte du serpent existait chez les anciens peuples de l’Inde pour lesquels il « joua un rôle considérable au commencement du monde, et un temple est érigé en son honneur à l’est du Maïssour, dans le lieu appelé Loubra-Manniah. Tous les ans, au mois de décembre, on y célèbre une fête solennelle. D’innombrables pèlerins viennent de fort loin pour offrir au dieu, gardien et protecteur du pays, des adorations et des sacrifices[5]. » Dubois, supérieur des missions étrangères, ajoute de son côté rajoute « Beaucoup de serpents ont établi leur domicile dans l’intérieur du temple, où ils sont entretenus et nourris par les brahmanes[6]. »
Du côté de Rome, Clément d’Alexandrie narre les orgies solennelles menées en l’honneur de Dionysos/Bacchus : « des prêtres qu’on dirait piqués par un œstre furieux déchirant des chairs palpitantes, et, couronnés de serpent […] L’objet spécial du culte bachique est un serpent consacré par des rites sacrés. »
De l’autre côté du monde dans les annales mexicaines, la première femme, appelée « la mère de notre chair », « est toujours représentée, nous dit Jean-Christian-Marc Boudin, comme vivant en rapport avec un grand serpent ; cette femme, figurée dans leurs monuments par une multitude d’hiéroglyphes, porte le nom de Cihua-Cohuatl, ce qui signifie mot à mot : femme au serpent[7]. »
En 1836 est considéré comme la première mention historique du culte du serpent celle que l’on trouve dans le livre de Daniel et qui a trait à Babylone : Erat draco magnus in hoc loco et colebant eum Babylonii (« Il y avait là un grand dragon qu’honoraient les Babyloniens ») Ce qui nous laisse entendre que ce fameux serpent est aussi présent à Babylone. C’est cette même année que le père More écrit : « j’ai été, à Calcutta, témoin oculaire d’une fête religieuse célébrée en l’honneur de la déesse Kali : c’est une des plus solennelles de l’année ; elle se nomme la fête de la pénitence. Le premier jour de la fête, la multitude – des curieux était immense ; elle couvrait en quelque sorte le nombre des pénitents ; mais le second et le troisième jour, je vis en beaucoup d’endroits, principalement au coin des rues et dans les carrefours, des hommes qui avaient le milieu de langue transpercé verticalement d’une longue barre de fer ; ils l’agitaient en cadence au son des instruments, et ils dansaient eux-mêmes en cet état. D’autres s’étaient fait une large ouverture aux reins et aux épaules, et dans chacun des trous passait un serpent énorme dont les replis enveloppaient leur corps[8] ».
Le cheminement que nous pouvons suivre est celui qui part d’une énergie féminine agissante et créative, d’un(e) serpent(e) célébrée d’une manière ou d’une autre, depuis la nuit des temps, partout dans le monde. Elle est parfois associée à un taureau (un renard, ou un homme), et comme le dit Klaus Schmidt « De ce moment-là daterait la naissance spirituelle d’un couple divin que nous rencontrons alors et aux époques suivantes sous l’aspect de la Femme et du Taureau, ce dernier symbolisant naturellement la force masculine[9] »,
Si le serpent, en tant qu’animal, accompagne la Déesse, c’est son énergie « émise par cet être qui s’enroule et forme des spirales[10] », qui est tout autant véhiculée et analogiquement assignée aux plantes grimpantes, aux arbres qui poussent, aux phallus qui se dressent… Le serpent préside aux sources de la vie, à l’âme et à la libido. « Son renouveau saisonnier, quand il mue et hiberne, en faisait un symbole de la continuité de la vie et du lien avec le monde souterrain[11] » Il se ressource dans la terre humide, les sources et les rivières et rejaillit, apportant avec les lui les forces vives de la terre. Cette force vive est le mystère d’où émerge la vie. A ce titre « Le serpent de la vieille Europe est sans contexte un animal bienfaisant[12] », permettant l’émergence de la force vive originelle. Par cette fonction vitale le serpent est aussi le pouvoir guérisseur de la Déesse dont Marija Gimbutas dira qu’ « associé à des plantes magiques, les pouvoirs de guérison et de résurrection du serpent devenaient très puissants[13] » Ce n’est pas un hasard si nos médecins contemporains l’arborent comme emblème, ou même les pharmaciens porteurs de la coupe d’Hygie et son serpent. Il est à la fois son énergie, sa nature de déesse, et la manifestation qui « œuvre » en elle et pour elle,
Méduse
En Grèce se trouve la plus célèbre des serpentes, « Méduse ». A l’origine la Méduse fait partie du trio des Gorgones qui appartenaient à la génération pré-olympienne, c’est dire qu’elle prend ses sources dans des croyances archaïques. Méduse est donc héritière des serpents primitifs que nous savons plutôt bienfaisants, offrent à l’humanité le pouvoir de vie, de mort et de résurrection, du passage d’un état à un autre, sans autre forme de procès.
Les trois serpentes « campaient, solidaires, dans leur demeure à l’extrême occident du monde, au-delà du fleuve Océan[14]. ». Les sœurs Sthéno (Σθεννώ / Sthennố, « puissante »), Euryale (Εὐρυάλη / Euruálê, « grand domaine »), et Méduse (Μέδουσα / Médousa, « dirigeante ») présidaient à la frontière entre conscient et inconscient, vie et mort. Figures psychopompes et initiatrices, elles ne possédaient pas les caractéristiques qui vont échoir à Méduse ultérieurement, l’effroi et la pétrification.
Les temps changent, peu à peu les mythes laissent apparaître la violence et la cruauté. Le serpent, énergie primordiale va en subir les conséquences. Le mythe grec fait alors de Méduse, une belle jeune fille, enfant de Phorcys et de Céto, dont le dieu Poséidon s’éprend. Et, Méduse est « violée » par le dieu dans un temple dédié à Athéna ou dans une prairie fleurie suivant les versions. C’est dire que la fonction archaïque du Féminin n’a pas droit de cité au pays présidé par Athéna, elle-même « pensée » par le Père. Ce viol, « détail » de l’histoire, est, comme dans de nombreux cas, l’élément déclencheur des « calamités ». Qu’il ait eu lieu dans le temple d’Athéna ou pas ne change pas grand-chose à l’histoire puisque quoiqu’il arrive c’est Athéna qui va « punir » Méduse et la jeter aux Enfers. Athéna qui portera l’effigie de Méduse sur son bouclier ! La déesse des patriarches avilie la serpente archaïque et utilise sa souffrance comme repoussoir. Ses cheveux deviennent des serpents, ses yeux se dilatent et désormais son regard pétrifie tous ceux qui la croisent.
Méduse est « violée » et dans le système en place n’a pas la possibilité de faire valoir son outrage, pire elle est punie. Il existe, encore de nos jours, quelques pays qui condamnent à mort les femmes violées. Méduse est ce féminin profané. Blessé, outragé, violé, ne pouvant se défendre et faire valoir ses torts l’être se métamorphose en « monstre », ou bien, se transforme en statut de sel. Le nom de Méduse nous a donné le verbe « méduser », « pétrifier ». En réalité Méduse est en état de stress post-traumatique. Le docteur Jean-Michel Thurin nous en propose un résumé : « exposition à un évènement traumatique avec mort, menace de mort ou de grave blessure, ou portant sur l’intégrité physique de soi ou d’autrui. Réaction avec peur intense, sentiment d’impuissance ou d’horreur…[15]. » Nous voilà changé en pierre, il n’est plus possible de parler, de livrer quoique ce soit, « sur fond de paysage grandiose à la clameur muette, elle [Méduse] change en statues les malheureux qui osent s’aventurer en territoire de mort[16] ». Dans le vécu traumatique nous ne pouvons plus vivre, mais nous ne pouvons pas, non plus, pénétrer dans la mort, nous restons figé sur la porte, morts-vivants, pétrifiés. Sarah Mezaguer site : « Bachelard à propos de la Méduse fait remarquer que “cette vie suspendue […] est autre chose qu’une décrépitude, [Que] c’est l’instant même de la mort, un instant qui ne veut pas s’écouler, qui perpétue son effroi et qui, en immobilisant le tout, n’apporte pas de repos”[17] » : figé en un grand cri de silence et d’horreur. Elle fait pendant au chien Cerbère dont l’auteure nous dit aussi que s’il « semble interdire aux âmes défuntes de sortir de l’Hadès, elle (Méduse), ce sont les vivants qu’elle repousse loin du monde des morts[18]. » Elle nous empêche de mourir et nous repousse vers la vie qui nous est cependant devenue inaccessible.
La souffrance non reconnue, la colère non exprimée, le « visage du guerrier déformé par la rage[19] » dont souvent Méduse est la figure, fige l’âme dans le traumatisme.
Méduse, traumatisée, victime, nous apparaît comme un « démon » par le retournement patriarcal des figures. Les Figures archétypales montrent dorénavant des dieux guerriers triomphant, tuant des serpents/monstres que sont devenues les anciennes déesses psychopompes, Indra tue Vritra, Thor Migdard, Marduc Tiamat, le Sage Serpent Originel devient le tentateur diabolique de la Bible et Patrick tue tous les serpents d’Irlande…
[1] Marija Gimbutas, Le Langage de la déesse, éditions des Femmes, 2005, p. 151.
[2] Klaus Schmidt, Premier temple, Göbekli tepe, CNRS Editions, Kindle, 2015, emplacement 2718.
[3] Strabon 1 XIV.
[4] Jean-Christian-Marc Boudin, Du culte du serpent chez divers peuples anciens et modernes. In: Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris, I° Série. Tome 5 fascicule 1, 1864. P 488.
https://www.persee.fr/doc/bmsap_0301-8644_1864_num_5_1_6675
[5] Ibid.
[6] Mœurs et institutions des peuples de l’Inde, par M. Dubois, supérieur des missions étrangères, qui a séjourné 28 ans aux Indes, t II ; ch. xii, p. 43
[7] Jean-Christian-Marc Boudin, Du culte du serpent chez divers peuples anciens et modernes. In: Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris, I° Série. Tome 5 fascicule 1, 1864. P. 495.
https://www.persee.fr/doc/bmsap_0301-8644_1864_num_5_1_6675
[8] Annales de la propagation de la foi, p. 535, t, IX. Lettre du père More, du 22 avril 1836.
[9] Klaus Schmidt, Premier temple, Göbekli tepe, CNRS Editions, Kindle, 2015, emplacement 2815.
[10] Marija Gimbutas, Le Langage de la déesse, éditions des Femmes, 2005, p. 150.
[11] Ibid.
[12] Ibid.
[13] Ibid.
[14] Sarah Mezaguer, La femme et la mort en Grèce ancienne, L’Harmattan, 2012, p 25.
[15] Dr Jean-Michel Thurin, Etat de stress post-traumatique http://www.ecole-psychosomatique.org/DU_STEP
[16] Sarah Mezaguer, La femme et la mort en Grèce ancienne, L’Harmattan, 2012, p 109.
[17] Jean – Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, pp 209 – 210 in Sarah Mezaguer, La femme et la mort en Grèce ancienne, L’Harmattan, 2012, p 108.
[18] Ibid. p 27.
[19] Ibid. p 102.