J’avais l’habitude de cheminer sur les sentiers perdus de ma terre natale, arpenter ses forêts, toucher ses arbres silencieux, tremper mes doigts, le bout des ongles, dans les sources cachées sous les fougères. J’avais hanté les pics des Pyrénées, observé les isards, cueilli la rosée dans l’ambre matinale.
J’avais sillonné les monts d’Arrée, aux aubes tricotées des araignées velues. J’avais aussi guetté la bascule du soir sur le sommet pentu de Bibracte endormie. J’étais en quelque sorte partie à la rencontre de la terre qui vit naître mes ancêtres et qui nourrit mon sang chaque jour. La Gaule chevelue est mon royaume. A piétiner sans cesse sur les routes de France j’étais parvenue à rejoindre le Centre, l’île que les anciens appelaient Avalon. En Avalon Arthur est endormi. En Avalon dansent les femmes, espace féerique où se joignent les mains de ceux qui sont partis. Avalon, île parmi les îles, où se dresse le château de Morgane, les filles ancestrales, ce qu’encore plus avant les humains prénommaient le Sid. Le Sid est le nom spécifique de l’Autre monde et il veut dire « paix ». Il est une colline, une butte, au-delà de la mer, à l’occident. Il est une île au milieu d’un lac, d’un fleuve, d’une étendue liquide. Pour y pénétrer il faut prendre la barque. C’est un pays merveilleux, Mag Meld (Plaine de plaisir), Mag Mor (Grande plaine) Tir na mBéo (terre des vivants), Tir na nOg (Terre des jeunes), Tir Tairngire (terre des promesses). Mais c’est avant tout Tir na mBaân, la terre des femmes, ces femmes du Sid, magiciennes, fées, éternelles, envoûtantes.
Sur les côtes bretonnes nous rêvons Avalon. Les sept îles devant Perros Guirec se prêtent au jeu, il suffit de laisser parler les images sur les barques qui nous y traînent.
Parfois c’est sous la terre que se trouve le Sid, car après sa défaite le peuple des Thuatha dé Dannann s’y réfugia : les enfants de la Déesse se sont enclos au creux de son ventre.
Dans les profondeurs aussi nous rejoignons le Sid, comme dans ces grottes pariétales, grotte de Trois Frères, Lascaux, quand l’humain a préféré plonger dans les flancs de la terre, ou bien à Barnenez, Gavrinis, quand il a modelé de ses mains sans outils une grotte, un ventre obscur, invitant à la renaissance.
Le bout du chemin se trouve là, dans les bras des fées, des déesses, sur l’île sainte, au creux du ventre de la mère. Je m’y roulais sans cesse, comme un jeune chevreau dans l’herbe du printemps. Y puisant l’eau de vie je m’abreuvais à ses sources et dans un chant de joie j’y psalmodiais « maman » !
J’appris que tous les humains de la terre gardaient dans leur mémoire la plus ancienne des traces de ce lieu, cet espace tranquille, où comme des enfants nous pouvons rejaillir. Mais que pouvait bien être le lieu de renaissance dans un espace où ne coulent pas les sources parmi les herbes folles, les arbres centenaires, la fraîcheur de la nuit, les saisons aux quatre coins posées ? J’étais, je suis fille de l’Europe de l’ouest, j’aime les étés chauds et les hivers gelés, la douceur d’un printemps est aussi bienvenue que la froidure de neige d’un janvier finissant.
Vint octobre 2018. Il me fut proposé le voyage en Ėgypte. Un élan vivifiant souffla dans mon âme curieuse et c’est dans l’enthousiasme primitif d’un besoin de rencontre que j’acceptais de m’éloigner de mon Sid pour découvrir les longs passages étroits qui mènent à Kheret-Netjer, Ro-Sétaou, Douât ou Neferet Imentet
J’avais gardé de mon adolescence, l’image d’une Ėgypte grandiose, Ramsès II, Hatchepsout, Néfertiti, Cléopâtre et Marc Antoine… Occultant les Gaulois l’école de mes jeunes années nous parlait de l’Ėgypte ancienne, semant sans le savoir quelques graines d’éveil pour une civilisation lointaine et mystérieuse. La volupté, l’érotisme de l’Ėgypte n’avait d’égal que ses mystères, ces mystères qui fascinent, qui aimantent.
Et aujourd’hui toujours les mystères égyptiens posent sur nos fantasmes le voile d’un attrait. Que n’a-t-on dit de l’Ėgypte ? Que des extra-terrestres ont façonné la pierre d’un laser percutant. Que la magie des signes donne tous les pouvoirs…
Comme nos Dames Blanches les Figures égyptiennes semblent braver le temps et l’espace. Elles apparaissent aussi dans nos rêves nocturnes. Parfois je fus saisie d’une surprise extrême de croiser dans mes nuits des dieux de leur royaume, moi qui n’avais foulé ni leur sol, ni leur rêve, sans connaitre parfois le nom des visiteurs. Qu’allait-il advenir d’une rencontre diurne, d’une confrontation aux images gravées de ceux qui noctambules hantaient ma psyché ? Je partais donc curieuse, de mon saut de cabri, prête à tous les éveils, peut-être les écueils.
L’air épicé du soir embaumait le jardin où nous fumes arrivés. De la fenêtre de ma chambre j’écoutais la nuit. Louxor. Mais je regardais Thèbes, je revoyais en songe tout ce que j’avais lu des Reines et des Rois qui avaient gouverné ici et comme moi sentaient la douceur nectarine. Qu’avaient-ils pensé, dit, qu’avaient-ils senti dans la moiteur du soir ? Je ne pouvais pas mesurer la distance, les temps sont différents, aujourd’hui la Mosquée chante sa dernière plainte du jour et les calèches attendent encore si quelques touristes désirent les héler.
Mais c’était ici la ville sacrée, le centre de ce monde, là que les scribes assis comptaient jour après jour, que les bateaux partaient pour les pays d’où ramener l’encens, là que les médecins, les fermiers, les voyageurs traînaient leurs pieds dans la poussière. Les images des livres prenaient vie dans mon rêve… J’avais déjà rêvé ces humains ressurgis sur les chemins de terre de mes rives natales. Combien de pas sur cette pierre usée ? Combien de mains sur ce caillou dressé ? Au musée de Bibracte un anneau d’or avait surgi de son écrin pour me montrer la main qui l’avait portée. Anneau d’amour ? Quel secret, quelle émotion, quel sentiment avaient accompagné ce cercle ? Ici aussi le rêve cherchait, de son nez fouisseur, les effluves anciens des peuples de ces temps. Je m’endormais et ma nuit fut noire, sans image et sans songe…
Les temples se sont dressés devant moi ! allais-je oser pénétrer dans le saint des saints, dans ces espaces enclos que les profanes souillent ? Dans ces géants de pierres, ces forêts sculptées, allais-je me sentir petite, insignifiante, oppressée, soumise à une volonté divine, une volonté politique, une manipulation ?
Le pas posé sur le seuil, je contemplais de l’âme, non encore du regard, car je baissais les yeux à l’instant de « passer », le front courbé devant tant de beauté, devant tant de silence.
Alors, combien de mains, de pieds, de regards appliqués, de sueur et de fatigue pour élever ces temples ? Combien de réflexions, de calculs ? Combien d’amour ? Offrir ce que l’on a meilleur est un acte d’amour et je pouvais errer entre les troncs de pierre, d’où jaillissait les plus beaux savoir-faire de l’humanité.
Cet instant étrange de mon premier pas dans un premier temple faisait comme un écho que je connaissais bien. Ce que je ressentais c’est ce que j’avais ressenti à Stonehenge. Ces êtres d’un autre temps avaient usé leur corps, sué le sang, pour mettre en bonne place le message de l’au-delà, pour honorer les dieux, pour s’attirer leur grâce. Il fallait tant d’amour pour tant de courage. Mais plus que ça, ils avaient déplacé et façonné des pierres immenses pour les siècles des siècles, dans l’éternité, pour que chaque humain qui les croise les voit et que je les vois moi. Ils n’étaient pas partis dans l’oubli, sans nous laisser des traces, des livres grand ouverts. Ce que faisaient les mythes, transmettre d’âme à âme, la pierre le gravait.
Égrainés tout au long du grand fleuve sacré, les temples se déploient. Ils tissent. Poser sur le chemin des jalons de beauté, planter sur le sentier des bâtons de sagesse, des Images de joie, c’est le geste des bons parents. C’est comme dire « je t’aime », « je te donne mon âme ». Et ils nous l’ont donnée. Je me sens aimée quand les gestes anciens tracent encore sur ma route des fils vers le soleil, la lune et les étoiles.

Des lunes et des soleils, des étoiles, les traces égyptiennes en proposent des milliers. Des béliers, des grenouilles, des serpents. Des vaches, des poissons, des chiens, des chats… Et puis voilà aussi, le dieu dressé, le grand dieu des mystères, Amon. Voilà la bien-aimée, Mout, et leurs plumes, tant figées dans la pierre, semblent bruisser, trembler au moindre coup de vent. Au fondement de la culture égyptienne se mouvait devant moi l’ancienne hierogamie, qui fait de Mout la mère et Amon le secret, et leur enfant lunaire, Konsout, éclaire aux carrefours les nuits obscures. C’est que puisant aux plus anciens mystères du monde Amon est ce secret et la lune est son fils. C’est que ramifiant ses racines aux confins de l’histoire humaine Amon porte les cornes du bélier. Je n’avais plus besoin des mots qui dansent dans la tête, de l’effort d’imager, ils étaient là, ils me disaient quoi dire :
A toi l’acclamation, ô Amon-Rê !
Le radieux, seigneur des devenirs, multiple d’aspects,
Les cœurs sont rassasiés de ton amour ! [1]
Tous les sanctuaires, tous les temples, proposent au monde entier un chemin, un parcours, qui traverse le fleuve et la forêt, de pierres ou végétale, vers le Centre, le Cœur. Le temple nous enivre, le temple nous apaise. Ici quelque chose tremble, quelque chose frémit. Il est une Figure que mon âme apeurée cache sous un linceul, mais les Figures ondulent et se glissent. Peu à peu s’anime en moi sa voluptueuse présence, Sa présence, toujours, partout, toujours glorieuse et rayonnante. Elle, sous toutes ses formes, Aneket, Héqet, Mout, Nout, Rénénoutet, Satis, Serket, Shou, Sekmeth, Neith, Hathor, Nephtis, Isis… Elle est là. Elle danse, elle protège et elle défend, elle nourrit et elle guide. Comment peut vivre un peuple qui honore La Femme ? Comment l’âme peut-elle agir quand dans son quotidien, quand sous ses yeux sans cesse, Elle se présente ? Plus de peur, plus de honte, de blessure, de limite, d’hésitation, de sujétion. Pas de sorcières, d’oiseaux de malheur : Elle est là rayonnante, lumineuse, forte et douce et juste, jusque dans ses colères.
Il n’y a pas que les Déesses, quelques reines ont su porter les deux couronnes et si l’histoire a tenté de leur ôter le sceptre, leur renommée flamboie. Mi reines, mi déesses, Néférousobek, Merytaton, Taousert, Cléopâtre et la grande Hatchepsout. Hatchepsout nous impose son temple merveilleux, sublime des sublimes, à Deir el-Bahari. Avec la reine pas de guerre, des bateaux de commerce, pas de sang dans le rang des armées, une femme se dresse debout en Pharaon. Elle a marché ici et j’y pose mon pied.
Je n’attendais des tombes que le recueillement, le silence, la mémoire des morts, le voyage fut autre. A l’ombre d’Hatchepsout, ma divine marraine, dans la vallée des rois, Qurn veille, en gardien silencieux aux berceaux de ses morts. Les bouches béantes des tombeaux en attente, guettent nos pas fiévreux. Le petit roi est là dans son écrin. Lui, mort si jeune, a la chance de dormir dans son lit au lieu de reposer dans les couloirs stériles d’un musée où les lumières frigides éclairent des « objets ». Lui, il est tout petit, rangé dans son habit de mort et son âme est aimée. Envie de me taire, de le laisser tranquille. Il sera temps bientôt de soulever son voile[2].
Une autre tombe s’avance, la descente s’amorce, un seuil, deux seuils, vers le fond de la terre. « Tu as voulu venir ? alors tu vas descendre ! ».
A l’entrée, Elle est là et c’est la première fois que je la vois ainsi, pour de vrai. Isis est sur le mur. Je descends. Ses ailes de milan, d’hirondelle menue, me suivent, comme un souffle de vent. Je pleure, je crois que c’est ma mère qui respire sur moi. Au bas la cuve blanche, c’est un cocon vivant où j’aspire à dormir, où j’aspire à mourir… Mais il faut remonter et le silence aidant les yeux mouillés on monte, car la vie nous appelle. Elles ouvraient le chemin, Isis et puis Nephtis, elles ouvriront la porte, vers le soleil.

Le grand fleuve tranquille déroule son ruban bordé des émeraudes les plus pures. Plus loin l’ocre du sable veille au contraste plein. Le Nil est ici la vie, la
force vivifiante qui enfante le monde. C’est clair, c’est précis, sans le Nil la terre n’est qu’un désert, un pays gast, un monde sans féminin. Les ancrages des temples sur ses rives dociles célèbrent sa vaillance et les hanches divines des femmes sur les murs ondulent leur bassin à ses rythmes fertiles. J’aurai voulu m’asseoir, là et ne plus bouger. Le ruban rouge de Neith accroché à mon bras j’aurai posé mon front sur les gravures fixes et le Soleil d’Hathor aurait posé sa main sur mon âme apaisée. Mais il fallait partir, courir même, une île m’attendait.
Il est des synchronicités. Il est aussi des archétypes qui se percutent dans les Images sises qu’ils projettent à nos vues. En arrivant, la barque attendait mon voyage mais dans les horizons d’îles parsemées, je ne pouvais pas voir Philae. Ce qui se profilait sous mes yeux ébahis est tellement Avalon que j’en perdais le nord, le temps et puis l’espace. Les granits émergeant des eaux évoquent d’autres paysages. Je me perds. Gavrinis, loin d’ici,
propose ce voyage qui ici porte un nom, Isis.
Quand apparut l’îlot, son écrin de verdure pointait d’un au-delà, je me sentais chez moi. A mesure que mon corps parcourait l’esplanade, la cour, les allées, la forêt de plus en plus touffue de colonnes parlantes, mon cœur se mit à battre et mes yeux s’injecter.
Je ne suis plus qu’un œil qui danse sur la pierre.
Tout ça est trop vivant !
J’avance… et je me perds encore…

Je suis perdue, vraiment. Je ne sais pas où se trouvent les autres. Sous le soleil doré, je fais le tour, je reviens, j’entre, j’entre au cœur. Je suis dans le Naos ombré, je ne veux plus partir, je ne veux plus sortir. Les parois dansent, la paix et la joie éclaboussent. C’est doux comme un bonbon de miel. Les murs se cambrent, les sistres se réveillent… Je suis seule égarée… où je devais aller…
Une ondine s’avance, enfin je la connais, sa jolie main prend la mienne :
« Vite, viens, au Mammisi[3], il n’y a personne ! »
Je suis, j’ai confiance. Nous voguons.
J’entre
Mais il n’y a pas « pas personne ». Elle est là, ma sœur d’âme, elle m’attend. J’entrevois son regard aux larmes qui se glissent, son silence profond. Il n’y a rien à dire, nous sommes deux, telles Isis et Nephtis qui nous guettent dans l’ombre. La voix, sa voix, de prêtresse qui garde, réveille les vieux mots, les prières anciennes. Et la magie opère, unies dans l’Utérus nous basculons. Mes mains, mon front se posent lentement sur le ventre d’Isis. Alors je pleure aussi. Je pleure pour les filles, je pleure pour les femmes, les battues, les brûlées, les violées, celles que l’on enferme de toiles ou de murs, je pleure pour le monde. J’ai 30 ans, j’ai 20 ans, j’ai 4 ans. Je pleure sur ma mère, les femmes de mon sang, je pleure sur ma vie. Je sais d’où c’est venu, je sais ce qui m’attend.
Dame du ciel, Celle au beau visage, aux sourcils fardés, à la gorge brillante … C’est toi qui fais éclater la création dans les cieux, toi qui emplis la terre de poudre d’or… Ton ventre qui enferme la perfection … Tes mains pleines de vie et de prospérité, qui donnent la vie à qui marche sur ton chemin…
Lorsque le soleil portera son regard sur nos yeux embués nous seront là dehors, sans mots, juste des pleurs, encore.
Au retour, et pour toujours me perdre, l’âme de Philae a sorti sur le fleuve un rameau de brouillard, comme pour Avalon. Je regarde incrédule ! Le Nil ne tisse pas de ces écharpes blanches : il est l’après-midi, il fait 38° ! Je demande : « c’est quoi ce truc ? » Le guide m’explique alors qu’un feu est allumé et que c’est sa fumée, blanche, qui dessine ces brumes…
J’ai reposé le pied sur la terre maternelle, et mon corps a frémi. Pouvant sentir l’humus de Séquane[4] alanguie, je me suis alanguie à mon tour. Dans mon cœur, une île irradiant à mon âme flotte encore et flottera toujours. J’ai compris. Il n’y a rien à dire, qu’être là simplement et dans le clair-obscur d’un soir sur la dérive écouter le murmure des Féminins vivants.

Octobre 2018 © Sylvie Verchère Merle
A lire :
- Florence Quentin, Isis l’Eternelle, Albin Michel
- Florence Quentin, Vivante Egypte, DDB
- Nadine Guilhou, Mythologie égyptienne, Poche Marabout
- Christiane Desroches Noblecourt, La Reine mystérieuse, Hatshepsout, Pygmalion
[1] Extrait du papyrus hiératique 3049 de Berlin
[2] Toutankhamon, Exposition Paris mars 2019. Ouvrage à paraître Florence Quentin, février 2019.
[3] Maison de naissance
[4] Séquana est la déesse du fleuve Seine