Le théâtre, le rite, la guérison

Le théâtre grec est un acte religieux né des hymnes en l’honneur de Dionysos. Il a un rôle de mimesis. Dans sa poétique Aristote emploie ce terme pour décrire l’imitation, la représentation du réel. Il donne au théâtre un sens médical, catharsis, c’est à dire « purification des passions par le moyen de représentations dramatiques ». Rejouer, revivre l’évènement afin d’en faire jaillir un nouveau sens.

Les représentations de ce type, le théâtre, ne datent pas de l’époque classique grecque. Combien de représentations dans le grand bâtiment en forme d’amphithéâtre sur le site dit WF16 dans le sud de la Jordanie et datant d’environ 9800-8200 AE[1]? Combien de mises en scène par les peuples du néolithique dans les cultures de Vinča, Cucuteni, avec leur figurines miniatures[2] ? Combien des gestes refaits avec leurs masques sur leur tête[3] ? Combien de danses du Serpent chez les hopis pour rejouer le mythe ? Enfin combien de pièces de théâtre les Grecs ont-ils joué, représentant à l’origine les sagas sacrées[4] ? Combien de Kagura se font encore au Japon ? Combien de fois furent proposées, aux âmes présentes, les scènes d’origine, le mythe d’origine, comme pour provoquer un éternel retour – aux sources[5] ? Comme pour engendrer la Catharsis de l’âme[6] ?

Tout renouveau des forces vitales est évoqué par la répétition rituelle de l’acte originaire. Et vaut pour guérison. Nous avons ça dans le mythe d’Eros et de Psyché, lorsque les corvées  de Psyché achevées Aphrodite n’étant plus en colère, peut retourner jouer son rôle au « théâtre » de l’Olympe.

Si nous rejoignons James Hillman et sa vision du polythéisme de l’âme, nous concevons que nous sommes amené.e.s à jouer sur le théâtre de la vie le mythe qui est le nôtre, comme Jung parle du mythe de sa vie. C’est en quelque sorte notre « destin », nous mettant parfois en grande souffrance car l’Archétype en lui – même porte sa pathologie. Rejouer le mythe, c’est intégrer le fait que nous ne jouons pas notre seule et propre vie mais que nous interférons avec l’Archétype. En parlant de Psyché Erich Nemann écrit: « As a human being and an individual, she takes what “properly ”  belongs to the archetypes[7].. » (« En tant qu’être humain individuel, elle prend ce qui “proprement” appartient aux archétypes »). Il ne s’agit pas de notre seule vie personnelle, indépendante du cosmos, elle est incluse dans le grand tout.

Dans un article sur la Catharsis, Jean-Michel Vives propose de traduire mimésis par représentation à partir des traductions qu’en ont fait Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot[8] , « la catharsis devient alors un processus lié à la représentation[9]. » La dimension apportée par cette traduction est de mimer, refaire, rejouer, mais en précisant devant un public. En quelque sorte on ne rejoue pas pour soi, mais devant et avec un autre, un témoin participatif par le regard et l’écoute. L’auteur nous dit aussi que « La Katharsis est l’action correspondant à « nettoyer, purifier, purger ». Il a d’abord le sens religieux de « purification », et renvoie en particulier au rituel d’expulsion pratiqué à Athènes la veille des Thargélies (fête de purification et d’expiation)» , Il convenait de purifier la cité en expulsant des criminels, puis des boucs émissaires, selon le rituel du pharmakos[10]La représentation comme un miroir renvoie à celui qui en est le témoin l’écho de sa propre expérience intérieure, il s’en suit un effet de sympathia et d’analogie et la possible modification de notre perception du réel (cf Alice Miller).

D’après les sources les affects sur lesquels porterait la catharsis seraient la pitié et la crainte, mais l’auteur rajoute que l’interprétation classique en donne un sens plus large « en donnant à voir le résultat funeste des “mauvaises” passions, le spectacle tragique purgerait – ou guérirait – le spectateur de ces mêmes passions (quelles qu’elles soient, et non plus seulement la terreur et la pitié) [11]. »

Ce sont ces mêmes mécanismes que nous retrouvons dans certaines thérapies. Devant un témoin oculaire et auditif, le patient rejoue la scène originale de son drame. Il montre et fait entendre, se permettant ainsi de devenir lui -même son propre spectateur et le  re – acteur du scénario. Il s’agit de l’apparition dans le champ de la conscience de certains affects qui n’ont pu être ressentis au moment de leur actualité et qui, se trouvant coincés en raison de leur liaison avec le souvenir d’un traumatisme psychique, exercent un effet pathogène.

Quand les enjeux inconscients se dévoilent, quand les différentes couches d’un conflit sont séparées, les choses ne sont plus les mêmes pour le sujet.29

Si la catharsis vaut autant pour la tragédie que pour l’expérience analytique, c’est parce qu’elle nous permet de nous épurer de l’horreur que nous pouvons expérimenter en nous approchant de la limite et de la modification que permet le langage.

La « décharge » de certaines « humeurs » dont la concentration excessive constitut la cause d’un trouble pathologique engendre un sentiment de libération et de joie. Il faut donc supposer que la catharsis réside dans cette faculté paradoxale et mystérieuse, qui serait propre au spectacle tragique, de transformer des sentiments désagréables en plaisir… Et cette mystérieuse transformation des affects négatifs, par l’art mimétique en plaisir, intéresse Aristote pour qui la catharsis substitue du plaisir à la peine. Il ne s’agit pas là d’une explication mais d’une nécessité : le poète doit procurer un plaisir qui provient de la pitié et de la frayeur et cela en les passant au tamis de la représentation.


[1] Steven Mithen, Amy Richardson, Bill Finlayson, 2023. Publié par Cambridge University Press pour le compte d’Antiquity Publications Ltd.

[2] Marija Gimbutas a trouvé de nombreuses figurines lors de ses fouilles de la vieille Europe, avec d’autres objets de même taille, des tables, des chaises, des autels, comme des théâtres miniatures.

[3] Toujours dans la vieille Europe il fut trouvé des figurines tenant leur masque animalier à la main.

[4] Avant de proposer des mises en scène politique la Grèce ne présentait que des pièces mythiques, rejouant les sagas des dieux et des déesses

[5] Voir Mircea Eliade Le Mythe de l’Eternel Retour

[6] La catharsis est un terme grec d’origine médicale et religieuse qui signifie aussi bien « purgation » que « purification ». Aristote l’utilise dans sa Poétique pour désigner l’effet de « purification » produit sur les spectateurs par une représentation dramatique. Ce terme est utilisé par toute méthode thérapeutique qui vise à obtenir une situation de crise émotionnelle telle que cette manifestation critique provoque une solution du problème que la crise met en scène.

[7] Erich Neumann, Amor and Psyche, Routledge, 2007, Kindle, emplacement 1529.

[8] Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Aristote. Poétique. Introduction p. 17-19 et note 3 du chapitre 6, p. 187-193.

[9] Jean-Michel Vives, La catharsis, d’Aristote à Lacan en passant par Freud. Une approche théâtrale des enjeux éthiques de la psychanalyseRecherches en psychanalyse, vol. 9, no. 1, 2010, p 25.

[10] Ibid., p 24.

[11] Ibid p 23.

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